Lampe Erratrice
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Les sons

Bonté divine, les cartes parlent!
L'Arétin, Dialogo del giuoco (1543)[1]
Tarot de Jean Noblet, Paris, vers 1659.
gallica.bnf.fr/Bibliothèque Nationale de France.
Pour un site consacré à la lecture et à l'interprétation des signes, je souhaitais proposer un titre résultant lui-même d'une opération de décodage. Dans ce cas l'opération s'exerce à partir du Tarot de Marseille, une œuvre d'art extraordinaire dont on ignore toujours l'identité de l'auteur, la date exacte et les conditions de création. Elle se distingue par sa forme spécifique, une et multiple, qui lui permet d'offrir une unité de sens cohérente fondée sur un réseau de signes logiquement combinés entre eux. Parmi ces signes certains sont de nature iconographique (chaque carte s'accompagne d'une représentation graphique), d'autres sont de type discursif (certaines comportent aussi un titre). Le tarot constitue un alphabet unique en son genre, qui exige de celui qui l'appréhende une perception visuelle accrue, car il nous est parvenu sans son «mode d'emploi». Véritable «langage optique[2]» lui-même, il requiert une observation méticuleuse: elle seule permet de dégager ou plutôt de déduire le code et la pragmatique de lecture associés à l'oeuvre. Son usage ludique et sa pratique divinatoire sont largement répandus, mais l'investigation historique de ses origines et de son fonctionnement reste encore limitée, ce qui en fait aussi une langue vivante parmi les plus énigmatiques au monde.
En réalité, pour pouvoir percer à jour son système et, partant, en comprendre le message, il faut bien plus qu'une observation attentive. La contemplation méditative semble mieux indiquée, car c'est dans le temps long de la réflexion active que surgit spontanément une piste. L'une des clés de voûte de son chiffrage réside dans son bilinguisme: le tarot parle au moins deux langues, le français et la «langue des oiseaux». La formule désigne un mode d'expression usant d'un ensemble de procédés linguistiques capables de superposer au sens initial d'un mot ou d'une phrase un tout autre sens. C'est un langage cryptographique fondé essentiellement sur le principe de la correspondance sonore entre les mots ainsi que sur les rapprochements sémantiques et graphiques. En cela, l'homophonie, l'anagramme, le palindrome, le rébus et les jeux de mots sont parmi ses meilleurs outils. Au Moyen Age il est en usage aussi bien en occident, chez les alchimistes et les troubadours, qu'en orient chez les poètes mystiques soufis. Le Tarot de Marseille y a largement recours. Ainsi Le Bateleur (arcane I) abrite-t-il l'expression homophonique «le bas te leurre», alors que La Papesse (II) joue sur l'à-peu-près phonétique «l'appât pèse». On entend «lampe erreur» dans L'Empereur (IIII), «temps errance» dans Tempérance (XIIII). Ce sont là quelques exemples connus. «Lampe erratrice» est l'expression que j'entends dans l'arcane III, Lemperatrise, selon l'orthographe du premier tarot historique à nous être parvenu. Erratrice, forme féminine de l'adjectif errateur, signifie «qui erre, qui est toujours en voyage, qui va çà et là». Le terme vient de l'ancien français errer «aller, voyager, cheminer», lui-même issu du bas latin iterare «aller son chemin, voyager, marcher». Cette citation tirée d'un des romans les plus diffusés au cours de la Renaissance comporte une occurrence du terme qui en illustre bien le sens:
Comme je proférais telles paroles, l'air se commença à obténébrer: Éole, dominateur des vents, à l'heure, de sa fureur voulut user, et subitement fut l'air si obscurci qu'on n'eût su juger de l'un et l'autre hémisphère, toutes étoiles et planètes fichées et erratrices être déchassées[3].
Erratrices se présente comme le contraire de fichées, à savoir «enfoncées, fixes, immobiles». Les étoiles erratrices seraient en somme des étoiles filantes, les planètes du même nom seraient celles qui tournent sur elles-mêmes. On retrouve là les notions d'itinérance, de déplacement, ou plus globalement celle de liberté de mouvement. On pense à la reine du jeu d'échecs, qui avance vite et loin contrairement aux autres pions du jeu, limités beaucoup plus sévèrement dans leurs déplacements par les règles. La définition s'accorde comme un gant à l'archétype de l'Impératrice: bien qu'assise sur son trône, elle symbolise traditionnellement l'action et l'énergie primordiale du printemps prompte au débordement. On lui trouve aussi attachées les notions de paradoxe, d'origine et d'originalité à travers le symbolisme du chiffre trois. En entendant «lampe erratrice», on obtient des précisions sur la nature et le lieu de son action: une quête de connaissance -symbolisée par la lampe- se jouant hors cadre, comme le suggèrent les notions associées de voyage et de liberté de mouvement présentes dans l'adjectif. L'impératrice paraît promener sa lampe en direction d'une connaissance de la marge, non dogmatique. On est encouragés dans cette lecture par les connexions internes qu'elle tisse avec l'Empereur et la Tempérance.
[1] Pietro Aretino, Dialogo nel quale si parla del giuoco con moralità piacevole, in Operette politiche e satiriche, tomo1, a cura di Giuseppe Crimi, Edizione Nazionale delle opere di Pietro Aretino, vol.VI, Roma, Salerno Editrice, 2013, p.167 ("Oh Dio buono, le carte favellano!").
[2] Alexandro Jodorowsky; Marianne Costa, La Voie du Tarot, Paris, Albin Michel, 2004, p.34.
[3] Hélisenne de Crenne, Les Angoisses douloureuses qui procèdent d'amour, édition: Jean-Philippe Beaulieu, Université de Saint-Etienne, 2018, p.169.



Tarot de Jean Noblet, Paris, vers 1659.
gallica.bnf.fr/Bibliothèque Nationale de France.
La première fonction unifiante est celle du champ lexical issu du latin errare. Présent dans l'étymologie du verbe errer, on le retrouve dans l'erreur de l'Empereur et dans l'errance de la Tempérance. Errer signifie «aller ça et là», mais aussi, au sens figuré, «se tromper, faire fausse route». On le confond aisément avec le synonyme errer issu de l'ancien français cité plus haut. Dans ce cas c'est la confusion étymologique qui semble établir une interconnexion entre Lemperatrise, Lempereur et Lemperance. Leur lien est aussi suggéré par la présence commune de la sonorité «lampe». Si le L qui se substitue au T initial de la Tempérance symbolise ici l'équerre, l'objet-signature du cartier parisien Jean Noblet qui entend par ce biais personnaliser son oeuvre, on peut penser qu'il s'agit aussi d'un moyen graphique servant à souligner de façon cryptée un lien entre les trois cartes. On est enclin à les considérer comme formant une véritable triade car elles offrent une combinaison de sens cohérente ainsi qu'une unité narrative («lampe erratrice» - «lampe erreur» - «lampe errance»). Sans aller plus loin dans l'interprétation, j'ajoute seulement que l'addition des trois (III+IIII+XIIII) donne Le Monde (XXI), le dernier des arcanes dits majeurs, où il est question de la fin d'un voyage et de l'ouverture sur un univers nouveau. Puisque l'erratrice est avant tout une voyageuse, voilà que la boucle est bouclée.


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